0
0,00 $ 0 article

Votre panier est vide.

Infolettres

Antigone

1 février 2023

La vie est magique!

Ce matin, je me suis levée avec un « plus ». Certains matins, je me lève avec un « moins », c’est-à-dire une tendance à avoir le moral à terre. Je ne suis pas dépressive, mais comme tout le monde j’ai mes journées lumineuses et mes journées grises.

L’approche des règles (comme celle de la ménopause d’ailleurs) précipite une amplification des états d’âme, quels qu’ils soient : tant les positifs que les négatifs. Plus que ça : dans notre conscience, elle met en scène l’âme… notre âme. Cela explique, entre autres, que la créativité soit amplifiée à l’approche des menstres.

En mettant en lumière par amplification nos états d’âme et nos états profonds, l’approche des règles éclaire aussi nos blocages, c’est-à-dire tout ce qui fait obstacle à l’expression de notre être. D’où les troubles divers vécus en cette phase.

Dans ces infolettres, je parlerai librement de l’âme parce qu’on doit avoir recours à ce concept pour comprendre ce qui se produit autour du moment des règles.

Pour moi, l’âme est la partie de soi qui se situe dans l’intangible et s’exprime dans le monde concret. L’interface entre le tangible et l’intangible se situe à l’échelle de Planck, une échelle difficile à concevoir tant son ordre de grandeur dépasse nos conceptions.

On ne connaît pas les processus biologiques ou neurologiques par lesquels l’âme s’exprime avec plus de force autour du début des règles. Mais on sait que la chute simultanée des hormones du cycle (estradiol et progestérone) qui se produit peu avant l’écoulement donne soudainement accès à des contenus inconscients. Cette levée de censure, qui comprend sûrement un volet neurologique, est d’autant plus surprenante pour les personnes qui n’ont pas encore pris conscience de ce phénomène récurrent.

Tout ça pour dire que je vais encore parler de dépression. Il faut noter que l’époque favorise ce genre de crise psychospirituelle. L’attaque menée sur toute la population ces dernières années a laissé des traces. La saison froide a aussi ses effets dans nos contrées. Beaucoup de gens vivent donc des périodes de déprimes plus ou moins graves, lesquelles sont exacerbées chez les femmes juste avant leurs règles.

Les études sur la dépression des femmes montrent que le manque de réciprocité est un facteur important de chute dans les marais psychologiques. On donne, on donne, on donne, mais l’énergie ne revient pas. Ça peut être à la maison, au travail, en contexte d’action bénévole, peu importe, l’idée est que l’énergie que l’on donne, faute de bien circuler, ne revient pas nous nourrir, nous alimenter.

La réciprocité est une valeur universelle, présente partout dans les sociétés tribales. Il est advenu quelque chose dans l’histoire de l’humanité pour que cette valeur en arrive à être négligée comme elle l’est présentement. Je mets ici en cause l’avènement du patriarcat. (On pourrait aussi parler de tendances plus récentes, notamment la technocratie.)

Pour illustrer ce basculement, j’aimerais te raconter un mythe quand même assez connu : le mythe d’Œdipe. C’est un mythe qui nous vient de la culture grecque – culture patriarcale, faut-il le dire – et dont on connaît surtout la première partie, celle que Freud a utilisée pour développer sa théorie psychanalytique. La deuxième partie, qui nous intéresse ici, a été tout à fait ignorée par le père de la psychanalyse.

Cette deuxième partie du mythe, qui met en vedette le personnage d’Antigone, m’apparaît comme une image très parlante du rôle imposé aux femmes dans les sociétés patriarcales. Le complexe d’Antigone, comme j’aime bien l’appeler, a l’avantage de nous aider à comprendre l’origine tant historique que psychologique de la dépression chez les femmes.

Œdipe est fils du roi de Thèbes, mais il est élevé dans une autre famille à cause d’une prédiction de l’oracle de Delphes. Au fil du récit, il tue son père et épouse sa mère sans le savoir et donc sans faire exprès.

Antigone est à la fois la sœur et la fille d’Œdipe, puisqu’elle est le fruit de la relation incestueuse entre sa mère et son frère. Quand Œdipe se rend compte de ce qu’il a fait, il se crève les yeux. Dès lors, Antigone se met à son service total et inconditionnel. Elle n’a plus de vie qui lui appartienne, elle est complètement dévouée à son frère-père. Elle refuse en outre les avances d’un homme qui aimerait s’unir à elle et lui offre la perspective d’une vie aisée.

Le personnage d’Antigone s’est imposé comme modèle pour les femmes de la Grèce antique et, par ricochet, pour nous, car la civilisation grecque est fondatrice de la civilisation occidentale. L’histoire que je vais te raconter s’applique donc encore dans notre société. Elle fait partie de notre inconscient collectif. Elle en est même un pilier. Reste à voir s’il y a des fissures dans ce contrefort.

Dans notre société, et ce, depuis des générations, les filles sont conditionnées, formatées pour servir les autres. Cet apprentissage au service compulsif, voire à la servitude, passe par l’occultation de la colère. En leur faisant voir la colère comme quelque chose qui brise les relations – ce qui n’est pas nécessairement le cas – on empêche les femmes d’affirmer leurs limites et leurs besoins. Plusieurs femmes ne savent même pas qu’elles ont des limites et des besoins. Encore moins l’idée qu’elles peuvent les exprimer. Ça va loin!

Les relations sont importantes pour les femmes, on le sait. Avoir de bonnes relations fait partie de leur moi idéal, c’est un critère ou une condition de bonne estime personnelle. Ça touche donc l’identité. Ça va encore plus loin qu’on pense.

De plus, dans notre société, beaucoup croient encore que les hommes ont tous les droits sur le corps des femmes. On commence à peine à s’éveiller à l’importance de laisser aux femmes la souveraineté sur leur corps. Sans la voix des féministes et de nombreuses batailles légales, on croirait encore que les viols, le harcèlement sexuel, la sexualité forcée dans le mariage, tout ça est normal.

Qu’est-ce que le complexe d’Antigone? C’est ce qu’éprouve la femme qui n’a pas sa vie à elle, qui se consacre entièrement à prendre soin des autres, par exemple à sa famille. Son identité même est subordonnée à la compulsion à prendre soin des autres et à ignorer ses propres besoins. Je connais une femme marocaine d’âge mûr dont les enfants sont partis depuis longtemps et qui ne peut absolument pas s’empêcher de faire à manger pour dix personnes quand elle est invitée quelque part. Critiquer ce comportement équivaut à l’attaquer, elle, car sa valeur comme personne – son estime personnelle – est liée à ce rôle.

L’Antigone contemporaine ne se rencontre pas seulement dans la famille, mais aussi dans les bureaux, usines et… centres de bénévolat.

En soi, il n’y a aucun mal à donner. Au contraire! Mais quand le manque de réciprocité en vient à conduire la femme au bord de la dépression ou du burn-out, là c’est une autre histoire.

Normalement, l’énergie que l’on déploie pour les autres devrait circuler et nous revenir sous une forme ou sous une autre. Ainsi on est nourrie. Cela s’applique partout : dans un groupe, dans la famille, au travail. Si l’énergie ne nous revient pas, on doit se poser des questions.

Je pense en particulier aux infirmières et aux travailleuses sociales, qui m’apparaissent comme des personnes pleines d’empathie. Les taux de burn-out et de dépression sont très élevés dans ces professions de service.

Idem dans la famille. Pour mettre fin aux régimes des doubles tâches qui drainent leur énergie, les femmes doivent souvent négocier dur avec leur partenaire. Ce n’est pas facile. Elles renoncent à leur créativité, à leur bulle à elle, à leur chambre ou atelier à elles. Le service aux autres est devenu une seconde nature, voire une compulsion.

Le personnage d’Antigone comporte d’autres symbolismes, notamment l’alternance des phases des cycles et leur contribution à l’ordre dans l’univers et dans la société. Voici.

À part Œdipe, Antigone a deux frères, qui sont des jumeaux. Ce sont Étéocle et Polynice. À la suite de la mort de leur père, ils conviennent que chacun régnerait sur le royaume à tour de rôle. Or, Étéocle ne tient pas sa promesse et veut rester sur le trône. Les deux jumeaux s’affrontent sur le champ de bataille et, au bout du compte, les deux meurent. C’est le chaos dans le royaume.

L’oncle Créon prend alors le trône. Il refuse d’honorer la dépouille de Polynice qui a revendiqué l’alternance de règne, de gouvernement. Il décide de l’abandonner aux prédateurs et aux éléments de la nature, comme un vulgaire soldat mort au combat. Antigone insiste pour lui faire une cérémonie, désobéissant ainsi à son oncle-roi.

Alors qu’elle est en train d’exécuter un rituel funéraire pour Polynice, elle est arrêtée et condamnée à mort. Avant d’être exécutée, elle s’impose elle-même la mort par pendaison.

Fidèle à sa réputation d’esprit pénétrant, Marguerite Yourcenar, glissée dans la peau d’Antigone, écrit dans son livre Feux : « Midi profond : fureur » et « Minuit profond : désespoir. » Elle dévoile ainsi les sentiments d’Antigone : la colère et le désespoir face à l’attitude rigide du roi – symbole de la loi patriarcale. Justement, colère et désespoir, mis en alternance par les termes midi et minuit utilisés par Yourcenar, sont les sentiments des femmes glissant dans le marais de la dépression.

Analysons l’attitude du roi. Pourquoi veut-il punir et déshonorer Polynice en le privant de funérailles? Pourquoi ne pas plutôt punir Étéocle, celui qui n’a pas été fidèle à sa promesse et a ainsi provoqué le chaos dans la société? L’alternance de règne ou de gouvernement symbolise l’alternance des phases dans les cycles. Ici, dans le mythe, elle est probablement un vestige de sociétés plus anciennes où la célébration des moments charnière des cycles – avec pour prototypes le cycle lunaire ou menstruel – était à la base de la culture et de la compréhension du monde. L’attitude du roi signale l’avènement d’une pensée linéaire.

Un autre détail intéressant apparaît à la fin du mythe. Yourcenar écrit : « En se pendant, Antigone remet de l’ordre dans l’univers », renvoyant à l’oscillation de la corde de pendaison. Ainsi, l’observance de gestes périodiques – je pense en particulier au respect des cycles menstruels – parvient-elle à remettre de l’ordre dans l’univers, autrement plongé dans le chaos et la confusion.

Ici, cependant, nulle référence à la renaissance de la protagoniste, comme dans le mythe de la descente d’Innana aux enfers. (voir mon infolettre du 18 janvier 2023) Ce dernier est un vestige de sociétés présumériennes, qui n’étaient pas encore patriarcales.

Au lieu de faire comme Antigone et de sacrifier leur vie, les femmes gagneraient à plonger dans leur énergie prémenstruelle, à éviter de prendre des antidépresseurs et des contraceptifs hormonaux, et à se donner droit à la colère et au respect de leurs limites et besoins.

Elles auraient avantage à rechercher la réciprocité dans leurs relations, quelles qu’elles soient, et à se donner du temps et de l’espace pour créer. Elles fourniraient ainsi à leurs filles et garçons un modèle de femme qui les aiderait toute leur vie et fissurerait à tout jamais l’édifice patriarcal.